POTENTIELS ET TALENTS : UNE CONTRIBUTION D’ÉRIC SOLOT, PHILOSOPHE

Une tribune d’Eric Solot, philosophe, parue dans la newsletter de la Fondation Potentiels et talents, en 2015 : outre sa qualité littéraire, ce texte est extrêmement intéressant, voire fondateur.

D’ordinaire, les deux mots peuvent être confondus et passer pour synonymes ou presque. Mais, joints l’un à l’autre et ainsi posés ensemble, ils obligent à être entendus distinctement. L’ambiguïté subsiste toutefois en ceci qu’ils ne s’opposent pas comme des contraires (blanc et noir, chaud et froid, ouvert et fermé, ou encore serviette et torchon). Ils se complètent l’un l’autre en s’éclairant mutuellement.

Compris l’un l’autre à l’écart l’un de l’autre et de façon courante, le potentiel et le talent sont tous les deux des capacités, des aptitudes, des forces ou des pouvoirs. D’une part, un potentiel est l’ensemble des ressources qu’un individu, un groupe ou un système possède en puissance, c’est-à-dire une capacité ou une aptitude à agir ou produire, sans pour autant agir ou produire en effet (effectivement). Je n’agis, ni ne produis pas encore, mais j’en ai la capacité, la puissance ou la force. D’autre part, un talent est la disposition, l’habileté, la capacité ou l’aptitude de quelqu’un à réussir une action ou une fabrication. La différence avec le potentiel n’est pas nette. D’où la possibilité de confondre potentiel et talent. L’équivoque disparaît si l’on se réfère à l’usage précis des deux mots. On parle d’un potentiel électrique, d’un potentiel militaire, d’un potentiel affectif, d’une chute de potentiel, de variation de potentiel, etc. On ne parlerait pas d’un talent électrique, d’un talent militaire, d’un talent affectif, d’une chute de talent, ni d’une variation de talent, à tout le moins dans le même sens. Sans doute peut-on entendre dire de quelqu’un qu’il a un talent militaire, mais « talent militaire » et « potentiel militaire » font deux. Lorsqu’on apprend que la Russie renforce son potentiel militaire, on ne se dit pas que son talent augmente, mais qu’elle se donne davantage de forces de frappe et de moyens de défense. Tout le monde sait donc très bien que le potentiel est une chose et le talent une autre, car que sont la force et les moyens dont on dispose si l’on ne sait pas en user ? Bref, « potentiel » et « talent » ne sont pas synonymes. Le potentiel est une force et le talent un savoir ; le savoir permettant de bien se servir de cette force. C’est pourquoi, comme nous disions plus haut, le potentiel est la capacité ou l’aptitude à agir ou produire, tandis que le talent est la capacité ou l’aptitude à réussir une action ou une production. Le potentiel ne suffit pas en lui-même pour réussir à chaque fois, il faut aussi le talent.

Potentiels et talents : la compréhension ordinaire empêchant d’être humain.

Quel est alors leur sens lorsque les deux mots sont rassemblés ? On pourrait dire, en conséquence de ce qui a été mis au point, que le potentiel serait le moyen de faire quelque chose, qu’il s’agisse d’action ou de fabrication, tandis que le talent serait la façon de le faire, la manière ou l’art de s’y prendre pour réussir. Cela serait ensuite facile de comprendre pourquoi la fondation porte le nom « Potentiels et talents ». Les potentiels seraient les diverses forces de chacun, les capacités, les aptitudes et donc les divers moyens, tandis que les talents seraient les diverses manières dont chacun se servirait de ses propres forces, capacités, aptitudes et donc moyens. Sur cette lancée, il serait logique de penser que la fondation « Potentiels et talents » a pour but de permettre à tous les potentiels, et particulièrement à ceux que l’on appelle les hauts potentiels, de mettre à profit, aussi bien pour eux-mêmes que pour la société, leurs précieuses ressources, en sachant les dominer, les contrôler, les maîtriser et ainsi s’en servir à volonté pour agir ou fabriquer. Les hauts potentiels seraient ainsi, au sens littéral, de bons filons à exploiter.

Cette interprétation n’a de légitimité que si, au préalable, les hommes et les femmes ont été ramenés au niveau des choses et compris à partir d’elles comme s’en distinguant toutefois spécifiquement en ceci qu’ils sont doués d’une faculté rationnelle faisant d’eux des personnes et non pas seulement des choses ou objets. Comme l’être humain se comprend lui-même ainsi depuis des siècles de philosophie et de sciences dites humaines, l’interprétation des potentiels et des talents vaut pour lui comme pour les choses, à quelques variations près. N’est-ce pas de là que vient cette surprenante appellation, qui ne surprend plus personne, de « ressources humaines » ? L’être humain est devenu une matière première primordiale. Il est même la matière première la plus importante de toute puisque, contrairement aux autres matières, premières ou non, il a l’aptitude d’en tirer profit de lui-même et par lui-même. Cette aptitude devenue talent comblerait toutes les espérances. Ainsi pourrait-on financer la fondation « Potentiels et talents » avec le plus grand intérêt – dans tous les sens du terme. Les potentiels, c’est-à-dire les forces ou moyens humains d’agir ou de fabriquer, grâce aux écoles soutenues par la fondation, ne seront plus perdus, ni gâchés ou gaspillés, mais soigneusement éduqués pour qu’ils puissent enfin par eux-mêmes talentueusement se récupérer pour agir ou fabriquer avec autant de facilité que de performance et d’efficacité.

Potentiels et talents : une compréhension renouvelée permettant d’être humain

Ceci étant dit, il convient de prêter l’oreille à une autre interprétation qui devient sans doute d’autant plus urgente que l’être humain est, par son propre fait, de plus en plus empêché de l’entendre et de l’écouter. Peut-être y parviendrons-nous en faisant jouer les sens des verbes « être » et « posséder ». Il ne s’agit là que d’un essai dont il ne faudra pas oublier l’insuffisance ou le pis-aller.

La fondation « Potentiels et talents » ne s’occupe pas des potentiels que tel ou tel haut potentiel possède en puissance, et qu’une formation adaptée permettrait de talentueusement porter au bénéfice de tous en plus du sien, mais des potentiels que tel ou tel haut potentiel est et qu’il a à être d’autant plus difficilement que rien n’est fait pour qu’il le soit. Dans cette perspective, le potentiel est l’être même de l’être humain, potentiel dont l’exploitation perd tout sens, puisque ce dont il s’agit n’est rien de plus, ni rien de moins (mais la tâche est de tous les instants), que d’être celui qu’il est, c’est-à-dire d’être à la mesure de l’être qui est le sien. Être le potentiel que nous sommes chacun différemment et l’être de mieux en mieux à chaque fois plus entièrement, voilà comment il convient de comprendre le talent.

Pour reprendre l’exemple de la première tribune, c’est-à-dire celui de l’arbre qui, aux yeux du menuisier, a en lui le potentiel qu’il faut pour devenir une table, une armoire, une chaise ou un buffet, eh bien, le potentiel que nous sommes – que nous sommes, non que nous possédons – nous ne le devenons pas par transformation, c’est-à-dire en changeant notre être, mais en le reconnaissant et en nous y ajustant à chaque instant, puisque ne cesse jamais le risque de nous perdre. L’arbre qui est un arbre n’a aucun risque de s’égarer, de se manquer, ni de se perdre. Il n’a pas à être l’arbre qu’il est. Par contre, l’être humain, lui, n’est le potentiel qu’il est qu’en travaillant à l’être. Et mieux il y travaille, mieux il l’est. En quoi consiste précisément le talent. Il ne s’agit pas de transformer le potentiel qu’il est en autre chose, comme le marbre en statue ou le pétrole en plastique, mais de l’être. Car être humain n’est pas un état, mais une responsabilité. L’arbre, qu’il soit arbre encore ou devenu table, et la table, qu’elle soit table basse ou table de cuisine, ne sont pas responsables de leur être. Cette responsabilité proprement humaine vient de ce que l’être humain n’est l’est jamais une bonne fois pour toute, comme au contraire l’arbre devenu table ou chaise. Être avocat, promoteur immobilier, ébéniste, dentiste, danseur, informaticien, cuisinier ou plombier zingueur n’a pas lieu une bonne fois pour toute. Il faut toujours travailler à l’être pour ne pas nous perdre au risque de ne plus être ceux que nous sommes. Le poète César Pavese parlait ainsi du « métier de vivre », le peintre Georges Braque disant quant à lui : « Nous n’aurons jamais de repos, le présent est perpétuel ».

Faisons toutefois attention : la responsabilité, ici, ne doit pas se comprendre comme celle dont on parle après avoir commis un acte dont il faut assumer les conséquences. Le potentiel que nous avons à être ne relève pas de l’action, ni de la fabrication, mais de l’être. Il ne s’agit donc pas tant d’assumer ce que l’on fait que celui que l’on est. Assumer son être et assumer les conséquences de ses actes diffèrent en ceci qu’on peut toujours nous accuser d’avoir commis ce que nous pouvions ne pas avoir commis. En revanche, il est inconcevable de nous accuser d’être humain, c’est-à-dire d’avoir à être le potentiel que nous sommes. Or, c’est précisément ce qui se passe avec les hauts potentiels. Sous prétexte d’être hauts (la même chose vaut pour ceux qui sont bas, quoique selon une autre mesure), ils subissent les quolibets, moqueries, railleries ou autres détestables fantaisies de leurs camarades ou collègues normaux – normaux en ceci seulement qu’ils appartiennent à cette moyenne dont la société se sert comme norme pour évaluer les potentiels. Ils sont accusés d’être hauts potentiels et de ne pas arriver à l’être avec autant d’aisance que les potentiels moyens. À moins qu’ils ne s’en accusent eux-mêmes. Mais rien n’est fait pour les y aider. Au contraire, estimant qu’ils ont plus que les autres, on estime aussi qu’ils devraient y arriver mieux que les autres. Mais le talent s’obtient plus facilement là où le potentiel est moindre. Non certes pas parce qu’il est moindre, sinon les bas potentiels y parviendraient encore mieux, mais parce qu’il prend place dans la moyenne sur laquelle tout est aligné. Comprendre l’égalité à partir de l’égalisation, c’est-à-dire de la standardisation ou de l’uniformisation qu’on l’appelle rationalisation, unification, inclusion ou comme on voudra, cause un mal incalculable lorsqu’elle est appliquée aux êtres humains. Au lieu d’adapter le cursus scolaire à l’intelligence des élèves par respect pour leur différence, celui-ci les contraint à s’aligner sur l’intelligence moyenne pour laquelle il a été établi. Nous reviendrons sur cette paradoxale aberration égalitaire dans une prochaine tribune.

Le rapport entre potentiels et talents tel qu’il apparaît dans le nom de la fondation ne s’entend donc pas à partir du verbe posséder et comme une propriété à exploiter, mais à partir du verbe être, et comme ce que l’on a à être sans en devenir propriétaire. C’est nous en effet qui devons nous approprier à l’être que nous sommes et non nous l’approprier pour le transformer en je ne sais quel être inhumain. Bref, le potentiel est cet être que nous avons à être, et le talent le savoir être ce potentiel par la reconnaissance duquel nous sommes bel et bien ceux que nous sommes.

Eric Solot

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