ÊTRE SURDOUÉ-E EN FRANCE : LE POIDS DU CONTEXTE CULTUREL

Et si être surdoué en France était particulièrement difficile, du fait du poids du contexte culturel ?

Je voudrais revenir aujourd’hui sur les travaux de Geert Hofstede (psychologue social et professeur d’anthropologie) sur les dimensions culturelles. Ces travaux, commencés en 1967 se poursuivent toujours au sein du Hofstede Centre à Helsinki. Ceux-ci me sont d’une grande utilité lorsque j’anime des formations en entreprise sur l’interculturalité.

Mais avant de se synthétiser ces travaux, quelques explications :

Tout le monde sait, de manière implicite, que des différences culturelles existent d’un pays à l’autre. Elles sont même, souvent, l’une des premières raisons au voyage. Mais « ailleurs » est aussi et toutjours « l’ici » d’un l’Autre – et réciproquement, ne l’oublions pas. Ou, comme se plaisait à nous le rappeler mon directeur de recherches à la fac : « nous sommes tous le sauvage d’un autre ». Cette réalité évidente devrait se rappeler à nous lorsque nous nous basons sur des études réalisées à l’étranger pour analyser des éléments de notre propre société. L’étude de la question du Haut Potentiel n’y fait pas exception. Il est fort tentant, vu le faible nombre d’études réalisées en France, d’aller chercher « ailleurs » des éléments de nature à étayer des hypothèses de travail hexagonales. L’anthropologue tapie en moi frémit à chaque fois. Comment est-il possible de faire fi des spécificités socio-culturelles du pays dans lequel sont réalisées ces différentes études ? Même Nicolas Gauvrit (in Les surdoués ordinaires) le reconnaît dans son article sur l’anxiété : « Il est bien sûr possible que l’anxiété des surdoués soit sous la dépendance d’effets culturels : aux Etats-Unis et en Israël, où une majorité de ces travaux ont été menés, les surdoués sont sans doute mieux perçus qu’en France, où on les considère parfois avec un certain mépris comme des enfants gâtés ». Notons l’usage du terme « possible »…

Monique de Kermadec ne s’y est elle pas trompée puisqu’elle introduit cette notion à plusieurs reprises dans l’excellent ouvrage (non scientifique certes) L’adulte surdoué – page 90 elle cite même le nom de Hofstede (ainsi que les travaux du sociologue français Michel Crozier). Mais elle est le seul auteur, parmi l’ensemble des travaux de « vulgarisation » paru ces dernières années, à tenir compte de ce paradigme.

Cette question des fondements culturels des sociétés et de leur impact sur le regard que porte une société sur les personnes à haut Potentiel devrait être à la base de toutes les réflexions sur ce sujet. Comment théoriser « universellement » sur cette question ? L’universalité en sciences humaines n’existe pas. Nous sommes tous immergés dans un contexte qui nous définit fondamentalement. Nous sommes en quelque sorte les « produits » de cette culture et les chercheurs eux-mêmes n’échappent pas à cette réalité, même si les laboratoires tentent (parfois) de réduire l’incidence de ce biais. Toute étude effectuée dans un pays ne vaut que  par et dans le contexte dans lequel elle a été produite et doit, à ce titre, être prise avec la plus grande prudence lorsqu’elle est « exportée » dans un autre pays.

Venons-en donc aux travaux de Geert Hofstede sur les dimensions culturelles. Selon Hofstede, la culture est une « programmation mentale » qui distingue les membres d’une culture par rapport à l’autre. Chaque culture fonctionne selon son propre système de valeurs et ses membres se comportent selon les règles qui sont appropriées dans une situation donnée. Son approche de la culture est basée sur la définition donnée par l’anthropologue américain Kluckhohn « la culture est la manière de penser, de sentir et de réagir d’un groupe humain, surtout acquise et transmise par des symboles, et qui représente son identité spécifique : elle inclut les objets concrets produits par le groupe. Le cœur de la culture est constitué d’idées traditionnelles et des valeurs qui lui sont attachées. »

Hofstede a mis en exergue 4, puis 5 et aujourd’hui 6 dimensions permettant de caractériser une société, un peu comme on étudie le profil psychologique d’une personne. Ces dimensions s’appuient sur la prééminence des valeurs collectives d’un groupe social. Chaque culture fonctionne selon son propre système de valeurs et ses membres se comportent dans une situation donnée, selon des règles implicites qui sont intériorisées.

A ce stade il est nécessaire d’anticiper d’éventuelles remarques en précisant que ces travaux ne permettent absolument pas de conclure à un déterminisme social à la Durkheim mais ressemblent davantage à la théorie de l’Habitus selon Bourdieu. Hofstede souligne que les dimensions culturelles sont uniquement une structure permettant d’évaluer globalement une culture donnée. Cela ne supprime nullement les autres facteurs comme la personnalité, l’histoire familiale et les valeurs de chaque individu.

C’est donc le degré de valeur accordée par le groupe, qui est évalué selon un barème de 1 à 120, pour chacune des dimensions.

Les six dimensions sont :

La distance hiérarchique : selon Hofstede, « la distance par rapport au pouvoir consiste en l’acceptation et l’attente, par les membres des organisations et des institutions ayant le moins de pouvoir, de ce que le pouvoir soit distribué de manière inégale. » Cette dimension mesure donc le rapport des individus à la hiérarchie et le degré d’inégalité attendu et accepté par les individus. Un score faible indique qu’une culture attend et accepte que les relations de pouvoir soient démocratiques et que ses membres soient perçus comme égaux. Un score élevé signifie au contraire que la société attend et accepte l’existence d’une forme hiérarchique importante.

Parmi les pays à distance hiérarchique élevée, nous trouvons les pays latins européens (France, Belgique, Italie, Espagne), les pays d’Amérique du Sud, les pays arabes et les pays d’Afrique noire.
Parmi les pays à distance hiérarchique faible, nous avons les pays germaniques, scandinaves et anglo-saxons.

Le contrôle de l’incertitude : il s’agit de « la tolérance d’une société pour l’incertitude et l’ambiguïté. » Cette dimension mesure la façon dont une société aborde le risque ou l’évite ainsi que l’anxiété face au changement. Les moyens utilisés par les sociétés pour limiter l’incertitude et les risques sont : la technologie, la loi et la religion.
Les cultures qui ont un indice élevé de contrôle de l’incertitude, sont peu tolérantes face au changement et ont tendance à réduire l’anxiété de l’inconnu en mettant en place des règles rigides, des règlements et/ou des lois. Les sociétés à faible indice de contrôle de l’incertitude sont plus ouvertes au changement, disposent de moins de règles et de lois, et leurs directives sont plus souples.

Parmi les pays avec un contrôle élevé de l’incertitude : La Russie, le Japon, le Pérou, La France, l’Espagne et le Chili.
Parmi les pays avec un contrôle faible de l’incertitude : les pays scandinaves, la Chine, les pays anglo-saxons, le Liban, le Sud-Est asiatique et les pays en voie de développement, comme l’Inde et les pays africains.

Individualisme ou collectivisme : mesure le « degré auquel les individus sont intégrés aux groupes. » Cette dimension (qui n’a aucune connotation politique) fait référence au degré d’indépendance et de liberté que peuvent revendiquer les membres d’une société.
Les cultures individualistes donnent de l’importance à la réalisation des objectifs personnels. Dans les société collectivistes, les objectifs du groupe et son bien-être ont plus de valeur que ceux de l’individu.

Les pays les plus individualistes sont les Etats-Unis, l’Australie, les Pays-Bas, et le Canada. La France, comme tous les autres pays européens, se classe du côté individualiste. Les pays arabes et tous les pays en voie de développement se retrouvent du côté des cultures communautaires.

L’indice de masculinité (et de féminité) : Cette dimension définit le niveau d’importance qu’une culture accorde aux valeurs de réussite et de possession (valeurs masculines) et à l’environnement social ou à l’entraide (valeurs féminines).
Les cultures dont le score est élevé sur l’échelle de la masculinité présentent généralement des différences plus évidentes entre les genres et ont tendance à être plus compétitives et ambitieuses. Celles dont le score est bas présentent moins de différences entre les genres et accordent plus de valeur à la construction des relations.

Les pays où l’indice de masculinité est le plus élevé sont le Japon, l’Allemagne, l’Italie et le Mexique.
Parmi les pays à culture féminine : Le score le plus élevé est celui des pays scandinaves et des Pays-Bas, puis le Chili.
En-dessous de la moyenne on trouve la Russie, le Pérou, la France et le Burkina-Faso.
Les pays anglo-saxons se situent au-dessus de la moyenne.

L’orientation à long terme contre orientation à court terme : Cette dimension décrit l’horizon temporel d’une société. Les cultures orientées court terme donnent de la valeur aux méthodes traditionnelles et au respect des engagements sociaux. Le temps est perçu comme circulaire. Cela signifie que passé et présent sont interconnectés et que ce qui ne peut être fait aujourd’hui peut l’être demain. L’opposé est l’orientation à long terme, qui perçoit le temps comme linéaire et regarde le futur plutôt que le présent ou le passé. Les valeurs sont patience et persévérance. Une telle société vise des objectifs et donne de la valeur aux récompenses.

Les pays dont l’orientation à long terme est la plus faible : Philippines, Maroc, Suède, Canada, USA, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie. France et Pays-Bas sont dans une moyenne.
Les pays dont l’orientation à long terme est la plus forte : Chine (de très loin), Hong-Kong, Russie, Taïwan, Japon, Corée du Sud.

Indulgence versus retenue (ou plaisir contre modération) : Cette dimension mesure la capacité d’une culture à satisfaire les besoins immédiats et les désirs personnels de ses membres. Les cultures donnant de la valeur à la modération disposent de règles et normes sociales strictes. Plus la mesure de cet indice est importante, plus l’optimisme est grand, la liberté d’expression garantie, la discipline morale faible. Plus cet indice est faible (la retenue ou modération prime) plus la discipline morale est importante, la liberté d’expression maîtrisée, le pessimisme important.

Pays à fort indice d’indulgence : Mexique, Colombie, Congo, Suède.
Pays à faible indice d’indulgence: Russie, Chine, Maroc, Corée du sud.
Canada, USA et Pays-Bas se situent davantage dans l’indulgence.
France, Japon et Allemagne sont en dessous de la moyenne.

Si l’on se base sur les six dimensions de Hofstede (voir graphique ci-dessous), on se rend compte qu’en France, notre rapport à la hiérarchie, notre très faible niveau de tolérance à l’incertitude, notre indice de masculinité moyen et notre rapport au temps et notre faible degré d’indulgence ne nous placent pas parmi les pays les plus novateurs sur ces questions. Chez nous la prise de risque n’est pas valorisée, le long terme qui nous fait nous tourner vers le passé, le poids des règles, de la norme et de la hiérarchie est prépondérant. La France n’est pas un pays très novateur sur les questions sociétales. A plus d’un titre nous sommes même en retard sur de nombreux points. Tout cela conduit à une forte culture de la norme voir de la « normatisation ».

Aussi, comment exister sereinement et s’épanouir en tant que personne différente ou atypique dans ce contexte ? Comment ne pas prendre en compte comme un paramètre prépondérant, le fait qu’en France, il n’est généralement pas acceptable de ne pas penser ou fonctionner comme tout le monde ? Comment ne pas considérer que la Loi au sens psychanalytique utilisé par Tinocco pèse frorcément sur le développement de l’enfant précoce ?

Jusqu’à ce terme de « intellectuellement précoce » choisi par L’Éducation Nationale. N’en dit-il pas long sur le politiquement correct qui prédomine et la volonté de lisser la différence (« s’il est précoce aujourd’hui ça lui passera demain ») et surtout de ne pas la valoriser en n’utilisant pas le terme de « Haut Potentiel » ou « surdoué » qui pourraient casser l’idée prévalent de la norme et induire une quelconque supériorité potentielle ?

Dans notre pays la différence et acceptée si :

  • elle est légitimée par un processus élitiste communément admis (voir dimension hiérarchique) comme les grandes-écoles dont l’absence même de modestie du terme amuse nos voisins anglo-saxons.
  • Elle ne met pas en péril les croyances et/certitudes (voir dimension Incertitude). Ainsi un précoce est forcément issu d’une famille aisée qui l’a stimulé.
  • Et, la différence est tolérable si l’on est « moins » quelque chose que son voisin : la discrimination positive est acceptée et valorisée.

Je formule l’hypothèse (que je souhaiterais creuser), qu’être surdoué en France n’est pas perçu de façon positive et que cela joue fortement dans la prise en compte de cette question par notre société, à l’inverse de ce qui existe dans d’autres pays.
De cela découlerait notamment le retard de l’Éducation Nationale qui cumule à la fois le fait d’être le mammouth institutionnel que l’on connaît qui reproduit à l’infini et durant des ères interminables des modèles qui ne sont plus opérants, et le siège de l’égalité à la française qui s’appuie en fait sur une conception égalitariste qui n’a rien à voir avec l’égalité.

A suivre…

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